Chaque premier samedi du mois, un échange linguistique réunit débutants, polyglottes et natifs de divers pays dans la capitale Colombienne. Ces jours-ci, je suis un peu à fleur de peau, replié sur moi-même, du fait d’une amie qui traverse une période difficile. Peu de jours avant, nous avons partagé des larmes — les siennes, de tristesse profonde après son échec au concours d’entrée en médecine, et les miennes, mêlées de compassion et d’impuissance. Mais rester les bras croisés, ce n’est pas pour moi. Il est hors de question d’être seulement une épaule sur laquelle elle pleure. Elle se bat seule, à force d’heures et de courage pour réaliser son rêve de devenir médecin. Elle n’a pas les moyens de se financer ni une université privée, ni même une préparation au concours. Alors je me rends à l’échange avec une mission en tête : demander autour de moi si quelqu’un — ou l’un de leurs proches — a étudié à l’université nationale, plus particulièrement en médecine, et pourrait accorder un peu de temps à mon amie. C’est omniprésent dans mon esprit. Ce que je ne sais pas encore, c’est que cette soirée va prendre une autre tournure.
J’arrive au bar où se déroule l’échange, assez tôt comme habituellement. Après quelques minutes, une nouvelle personne s’assoie à la table et entame la conversation. Une situation banale dans ce genre de rencontre. On fait connaissance en échangeant les questions classiques sur nos parcours de vie, ce qui me donne une première information essentielle : elle n’a pas étudié la médecine. Alors je saisis ce moment pour lui poser la question qui m’a motivé à venir aujourd’hui :
« Tu connais quelqu’un qui étudie ou aurait étudié la médecine à l’université nationale ? »
Bingo, elle me répond que oui. Je lui explique la situation et lui demande si je peux prendre le numéro de son amie. Elle préfère me donner le sien afin qu’elle demande d’abord à son amie si elle est d’accord pour ça. La soirée commence bien, mon objectif est déjà atteint, la chance me sourit. Après ce court échange, un moment d’agacement surgit lorsqu’elle continue la discussion alors qu’elle ne m’intéresse ni physiquement, ni intellectuellement. Je la trouvais un peu terne, presque ennuyeuse, du moins au début. De mon côté je cherche à multiplier les interactions pour poursuivre ma mission du jour : trouver un maximum de personnes capables d’aider mon amie. Malgré tout, au bout d’un certain moment, elle réussit à me captiver. Je ne sais pas par quelle sorcellerie, mais la discussion est devenue passionnante. Je commence à la trouver agréable et intéressante. Elle me parle de livres d’auteurs Colombiens et ça me passionne comme sujet.
À la suite de cet échange advient la seconde partie de soirée, le moment où la musique retentit. Nous commençons à danser ensemble, après avoir évoqué l’intérêt que je portais à la danse et le fait que j’ai commencé ici, en Colombie. Cependant, ma personnalité n’a pas encore changé et je ne suis toujours pas à l’aise au fait de danser, surtout en public. Mais elle a un regard bienveillant et elle semble m’apprécier, ce qui me rend apaisé. Malgré cela, je danse très mal. La soirée continue avec des styles variés et j’essaie de me relâcher au maximum pour profiter de l’instant, et être de l’autre côté de l’Atlantique contribue à cela. Pendant toute la soirée, différents hommes l’invitent à danser. Elle refuse systématiquement. Je le prends très positivement en me disant qu’elle n’est à l’aise qu’avec moi. Ça me procure une sensation très particulière, une forme de gratification, quelque chose qui me fait prendre confiance en moi. Pour un rien, je me surprends à m’attacher légèrement à elle. Un ami français, qui a remarqué que j’étais resté toute la soirée à ses côtés, et cela un peu en retrait, m’encourage à me rapprocher davantage. Ce genre de situation me sort complètement de ma zone de confort ; je n’ai jamais été à l’aise avec les interactions sociales de ce type.
Toujours hanté par un esprit négatif, je me persuade que mon manque d’aisance en danse la déçoit. Je scrute ses moindres gestes, m’efforçant de décrypter son langage corporel, comme si chaque mouvement pouvait me confirmer qu’elle cherche à se débarrasser de moi. Puis je me demande : Ai-je raté ma chance de créer un lien plus fort avec elle ?
Paradoxalement je ne ressens toujours pas d’attirance véritable pour elle. Ce n’est pas elle, mais la situation qui me happe : cette idée obsédante que, même sans enjeu sentimental, sans pression, je n’arrive pas à me détendre. Je suis envahi par cette sensation familière de ne pas être à la hauteur, comme si, même lorsqu’une personne montre de l’intérêt pour moi au départ, je parvenais toujours à la faire fuir. J’ai l’impression d’être le pôle de l’aimant qui repousse, jamais celui qui attire.
La soirée continue et elle souhaite rentrer chez elle. Lors de nos échanges, nous avons constaté que nous habitons à proximité, donc je lui propose qu’on partage un Uber comme ça on fait des économies. Elle accepte et commande le Uber. On se dirige vers la sortie afin de l’attendre lorsque subitement elle fait un léger malaise. Je suis inquiet pour elle, je lui demande si elle veut que j’appelle de l’aide et me répond que non, ça va aller. Elle sort quelque chose de son sac qu’elle porte à son nez pour le sentir, comme si elle faisait une crise de panique et que cette odeur la relaxait.
Dans la voiture, on continue de se parler. Je me dévalorise en disant que je danse horriblement mal, même si ça fait quelques mois que je prends des cours. Elle me complimente en affirmant que, si, je danse bien. Elle m’appelle déjà « mon ami » et se dit heureuse d’avoir fait ma connaissance. Une joie partagée. Elle me dit qu’on se reverra. À ce moment-là, je ne suis pas encore très intéressé par cette fille. La soirée était sympa, mais je n’en suis pas tombé amoureux pour autant, loin de là. Cela dit, ça me fait une amie de plus, ce qui me permet de partager ma culture tout en apprenant davantage sur la culture colombienne.